Le 28 mai 2025, l’ensemble ApotropaïK a présenté au musée du Louvre un concert saisissant, faisant dialoguer les musiques du Moyen Âge occidental et les traditions arabo-andalouses, au croisement du sacré, du poétique et du mystique.
Par Eléonore. P
Dans l’auditorium Michel-Laclotte du musée du Louvre, le public a assisté à un moment d’une rare grâce. À travers Du trobar au tarab, l’ensemble ApotropaïK a offert une expérience musicale hors du temps, unissant deux mondes que la géographie, les langues et les croyances semblent séparer, mais que l’histoire, les migrations et la quête du beau ont toujours rapprochés : celui des troubadours occitans du XIIIe siècle et celui du tarab, cette extase musicale propre aux multiples cultures arabes.
Ce projet, imaginé dans le cadre du cycle Chants de l’Ailleurs initié par le musée du Louvre, a pris la forme d’un dialogue artistique entre Orient et Occident. Le titre lui-même – Du trobar au tarab – résume cette traversée : du chant des poètes occitans (le “trobar”, littéralement “trouver” en langue d’oc, qui désigne l’art d’inventer des poèmes chantés) jusqu’à cette notion intraduisible de tarab, qui désigne l’état d’élévation émotionnelle et spirituelle provoqué par la musique dans les traditions arabes.
Une fusion artistique et humaine
Pour ce concert, l’ensemble ApotropaïK a réuni sept musicien·nes aux parcours variés, venus de la musique ancienne et des traditions orientales. Sur scène : Clémence Niclas (voix, flûtes à bec), Louise Bouedo (viele à archet), Domitille Murez (harpe gothique), Clément Stagnol (luth médiéval), Meryem Koufi (voix, kouitra), Yasmine Rabet (percussions arabes) et Khaled Aljaramani (oud, voix).
Cette réunion d’artistes ne relevait pas d’un exercice de style, mais d’une profonde entente humaine et artistique. Chacun a apporté sa sensibilité, sa langue, sa tradition, dans une volonté commune de créer un espace de résonance. La musique s’est alors faite pont, écoute, élan. Le public, silencieux et attentif, a pu ressentir cette alchimie rare entre rigueur musicologique et liberté poétique.
Un répertoire recomposé avec finesse
Le programme alternait pièces du Moyen Âge européen – notamment des Cantigas de Santa María, des chants de troubadours comme Raimbaut de Vaqueiras ou Peirol – et répertoires traditionnels du monde arabe, puisés dans les musiques d’al-Andalus, du Machrek ou du Maghreb.
Mais loin d’un collage ou d’un simple enchaînement de morceaux, ApotropaïK a proposé une forme souple, mouvante, où les pièces se répondaient, se transformaient, se mariaient. Un chant occitan trouvait soudain des accents modaux orientaux ; une improvisation au oud se glissait dans une pièce médiévale réharmonisée ; les percussions arabes accompagnaient une danse instrumentale européenne.
Le chant, porté tour à tour par Clémence Niclas, Meryem Koufi et Khaled Aljaramani, a su passer d’une langue à l’autre – occitan, arabe classique, espagnol médiéval – tout en conservant une unité d’intention : celle de faire ressentir la puissance du verbe chanté.
Une traversée poétique et mystique
L’émotion du concert est aussi venue de sa structure narrative. Loin d’un récital classique, Du trobar au tarab a été conçu comme un chemin intérieur, presque initiatique. Le public a été guidé du visible à l’invisible, de l’exaltation joyeuse à la contemplation, dans un va-et-vient entre prière, louange, amour courtois et ferveur mystique.
La scénographie, simple, laissait toute sa place à l’écoute. Les musicien·nes, disposé·es en demi-cercle, formaient un espace de communion, un cercle d’échange. Entre les morceaux, quelques paroles sobres ont permis de contextualiser les œuvres, sans jamais rompre l’envoûtement sonore.
Le final, d’une intensité rare, a vu tous les instruments s’unir dans une pièce enivrante aux allures d’invocation, où les lignes mélodiques orientales et les rythmes médiévaux fusionnaient dans une polyphonie brûlante. Le silence qui a suivi a été éloquent. Puis les applaudissements, nourris, reconnaissants.
Une œuvre nécessaire
Avec Du trobar au tarab, ApotropaïK a démontré combien les musiques anciennes pouvaient encore, aujourd’hui, bouleverser, relier, éclairer. En se plaçant à la croisée des époques et des traditions, l’ensemble n’a pas seulement proposé une performance musicale : il a incarné un geste politique et poétique, celui de tisser des liens là où d’autres dressent des murs.
Dans une époque traversée par les replis identitaires, ce concert a rappelé que les cultures n’ont jamais été closes, que les arts circulent, se répondent, s’aiment. Et que la musique, plus que tout, peut faire entendre ce que les mots ne disent pas toujours.