Lauréat du Prix Marcel Duchamp 2023, Tarik Kiswanson, nous entraîne — en duo avec la commissaire d’exposition Sara Arrhenius à l’Institut suédois (du jeudi 23 octobre 2025 au dimanche 11 janvier 2026) — dans un instant suspendu, hors de toute chronologie. Ensemble, ils orchestrent un espace où le temps semble se dissoudre : deux œuvres et une installation y apparaissent, créées pour l’exposition, toutes offertes pour la première fois au regard français.
écrit par Eléonore Prunevieille

Sous les charpentes signées Philibert Delorme de L’institut suédois, un piano flotte. Non pas posé, ni suspendu, mais livré à une lente oscillation, comme si l’air lui-même gardait mémoire d’un souffle ancien. C’est un Victory Vertical — ce piano de guerre que Steinway & Sons envoya jadis, parachuté, dans la boue des champs de bataille. Il y réchauffait, à coups d’accords imparfaits, les cœurs des soldats, ces âmes gelées sous la tempête du siècle.

Aujourd’hui, sous la douce lumière de l’Institut suédois, il ne résonne plus : il respire. Restauré, délivré de sa fonction, il flotte au-dessus d’une forme blanche et opaque — un cocon, ou peut-être un berceau. Et dans cet entre-deux, Tarik Kiswanson invente un espace où l’impossible reprend forme. Là où la gravité se dissout, le souvenir s’élève, allégé de sa douleur.
Rien ici n’imite le passé : tout le transpose. Le piano n’est plus instrument, mais métaphore ; non plus relique, mais seuil. Il flotte, tel un mot prononcé à mi-voix entre la perte et la consolation. La mémoire, sous la main de Kiswanson, cesse d’être fardeau : elle devient souffle.
Ce souffle parcourt l’exposition The Relief comme une onde invisible. Il effleure la surface des choses — les objets, les meubles, les cocons — et les rend perméables à la lumière. Dans ce piano suspendu, quelque chose de l’humain se reconnaît : cette obstination à renaître, à reconstruire, à trouver encore un accord après le fracas.

Une vidéo prolonge le geste. Dans une salle voisine, de jeunes élèves du conservatoire de Saint-Denis s’exercent, hésitants et attentifs, à jouer l’Ode à la joie. Les notes s’accrochent, trébuchent, se reprennent. Chaque silence pèse comme une inspiration retenue. Et dans cette hésitation même, on sent la promesse du recommencement. La musique, dépouillée de sa solennité, retrouve une innocence originelle — comme si Beethoven, à travers ces doigts d’enfants, respirait à nouveau dans un monde à réparer.
Depuis plus d’une décennie, Kiswanson déploie un art du passage. Né en 1986 à Halmstad, en Suède, d’une famille palestinienne marquée par l’exil, il porte en lui la géographie du déplacement. Chez lui, rien ne demeure fixe : la matière se transforme, les formes se suspendent, l’identité elle-même semble flotter entre les langues et les mémoires.

Vinciane lebrun – Voyez vous
Ses cocons, ses sculptures, ses fragments de meubles réassemblés composent un langage du seuil — ni ancré, ni déraciné, mais toujours en devenir. Ici, les objets quittent leur poids pour entrer dans un état de fluidité, comme si chaque atome cherchait une autre manière d’habiter le monde.
Dans cet espace transformé, le visiteur n’avance pas : il dérive. Le sol devient surface de résonance, les murs respirent. L’air s’épaissit d’une présence invisible, celle des histoires que la matière conserve malgré elle. Ce n’est plus une exposition : c’est une traversée. Le piano flottant, au-dessus de son cocon, condense la pensée de Kiswanson. L’objet, jadis marqué par la guerre, s’ouvre à une lecture universelle : la vulnérabilité, la régénération, la tendresse de ce qui survit. La lenteur du geste, la suspension de la note, la douceur d’un silence : tout ici parle de guérison.
Et peut-être est-ce cela, finalement, qu’il nous enseigne — que la mémoire, pour se survivre, doit s’alléger. Qu’il faut apprendre, comme les jeunes mains sur le clavier, à rejouer le monde autrement.
Exposition gratuite du jeudi 23 octobre 2025 au dimanche 11 janvier 2026
Commissaire : Sara Arrhenius